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Peut-on breveter une idée ? Dialogue Creatricks

Est-ce que je peux breveter mon idée ?

Par Pierre Massot
Publié le 10/06/22

Dialogue imaginaire entre un jeune juriste au look hipster et un jeune artiste qui accepte de s’intéresser au droit pendant plus de cinq minutes. Nos deux personnages discutent d’une interrogation récurrente chez les créateurs : peut-on breveter une idée ? Ou de la question de savoir comment protéger ses bonnes idées. Découvrez un texte loin des modes de communication habituels des juristes. L’idée : expliquer un sujet juridique, comme on en parlerait entre amis. Qui a dit que le droit était incompréhensible ?

L’artiste (Léonard junior) : Dis-donc Cicéron junior, j’ai trouvé une idée géniale. Il faut que je la brevète pour me protéger.

Le juriste (Cicéron junior) : Très mauvaise idée. Une idée, ça ne se brevète pas, mon cher ami.

L’artiste : Génial les juristes, toujours là quand on a besoin de vous…

Le juriste : Un brevet protège uniquement les inventions techniques. En plus, il faut que l’invention soit nouvelle, avoir fait preuve d’activité inventive et que l’invention puisse avoir une application industrielle. Et il faut payer une taxe pour déposer une demande ! Tu trouveras des tas d’informations sur le site de l’INPI à ce sujet – bon courage pour la lecture ! En tout cas, sauf si tu me dis que tu as mis au point une invention technique, comme par exemple une machine volante, tu fais fausse route !

L’artiste : J’imagine que tu te crois drôle. Eh oui, cela arrive aux artistes d’inventer des choses techniques !

Le juriste : Alors, tu as trouvé une nouvelle solution technique à un problème technique auquel personne n’avait encore trouvé de réponse ?

L’artiste : Non, pas cette fois-ci. Donc, si je comprends bien, pas de brevet pour mon idée.

Le juriste : Non. D’ailleurs, c’est la même chose pour les découvertes, les théories scientifiques et les méthodes mathématiques : elles ne sont pas appropriables par les brevets.

L’artiste : Bon, très bien, mais comment je fais pour protéger mon idée ? Je peux avoir des droits d’auteur ?

Le juriste : C’est la même chose pour le droit d’auteur. L’article 9.2 de l’accord international « ADPIC » (nom ésotérique connu des seuls juristes en propriété intellectuelle) prévoit que :

« La protection du droit d'auteur s'étendra aux expressions et non aux idées, procédures, méthodes de fonctionnement ou concepts mathématiques en tant que tels ».

En France, les tribunaux rappellent régulièrement que les idées ne sont pas protégeables par le droit d’auteur. Donc, tu vois, pas de brevet, pas de droit d’auteur et pas de marque non plus d’ailleurs pour les idées !

L’artiste : Si tu pouvais éviter de me déprimer en me citant toute la littérature juridique sur le sujet…

Le juriste : L’idée derrière tout cela – tu m’excuseras pour ce mauvais jeu de mot – c’est que protéger les idées reviendrait à donner aux gens des monopoles tellement larges que cela bloquerait la création et l’innovation.

L’artiste : C’est beau mais ça me fait une belle jambe ! Et si mon idée est originale, ça change quelque chose ?

Le juriste : Non, pas vraiment. Si c’est une idée, c’est une idée, et les idées ne sont pas protégeables par la propriété intellectuelle, qu’elles soient originales ou pas.

C’est ce que la Cour de cassation a dit à nouveau dans l’affaire des Carrières des Grands Fonts des Baux-de-Provence. J’imagine que tu connais ce site fabuleux qui avait été repéré par Jean Cocteau pour tourner « Le testament d’Orphée » ? Dans les années 70, Albert Plécy a l’idée géniale d’y projeter des reproductions d'œuvres artistiques afin d'immerger le spectateur dans des images. Eh bien, dans une décision du 31 janvier 2018, la cour de cassation a dit que cette idée n’était pas « éligible à la protection conférée par le droit d'auteur ». Je suis désolé mais sur ce coup-là je ne peux pas grand-chose pour toi.

L’artiste : Non, mais attends, c’est quand même étonnant tout ça ! Ce qui est à la base de la création, ce sont les idées, les concepts ! Et toi tu me dis que ce qui fait le génie de l’être humain, on ne peut pas le protéger ! D’ailleurs, pourquoi tu me dis que cela ne change « pas vraiment » les choses que l’idée soit originale ? Je pressens une astuce tortueuse de juriste, toujours à se prévoir une exception quelque part !

Le juriste : Pour toi, être prudent, c’est être tordu !!

L’artiste : En attendant, tu ne me dis toujours pas pourquoi tu dis que cela ne change « pas vraiment » les choses…

Le juriste : Ce qui me rend prudent c’est que quand on parle d’idée originale, on n’est sans doute déjà plus totalement dans l’idée pure et simple. Et si l’idée est mise en forme, elle peut potentiellement faire l’objet d’une protection. Le droit protège en effet l’expression des idées mais pas les idées elles-mêmes. Tu vois la nuance ?

L’artiste : Tu me prends pour une truffe ? Évidemment que je vois ce que tu veux dire ! Tu veux dire que, comme d’habitude, ce n’est pas clair ! Je commence à connaître la chanson des juristes…

Le juriste : « Le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient - le mot n'est pas trop vaste - au genre humain ». C’est du Victor Hugo.

L’artiste : Ce n’est pas parce que c’est grandiloquent que c’est clair pour mon affaire !

Le juriste : Tu as raison. Prenons un exemple moins ronflant, comme l’idée d’écrire un dialogue imaginaire entre un juriste et un créa. Comme c’est une idée – et même si elle est géniale – elle n’est pas protégeable. Mais la mise forme du dialogue, la manière d’exprimer cette idée pourrait éventuellement être protégeable…

L’artiste : Éventuellement…

Le juriste : Le problème, c’est que ce n’est pas toujours facile de distinguer l’idée de la forme, car le passage de l’idée à la forme se fait par plusieurs étapes. Et ce n’est pas très clair de savoir quand on considère que l’on parle de forme et plus d’idée, ou inversement, si tu vois ce que je veux dire ? L’idée d’écrire un dialogue imaginaire entre un juriste et un créa, ce n’est pas protégeable, c’est sûr ! Mais quid de l’idée d’un dialogue imaginaire entre un juriste au look hipster et un créa qui discutent de droit pendant plus de cinq minutes ? C’est toujours de l’idée, sans doute, mais cela commence à prendre forme.

L’artiste : Quid, quid, quid, ce tic des formules latines… Tu ne peux pas parler comme tout le monde ?

Le juriste : Et quid – ou « que dire » si tu préfères – d’un dialogue imaginaire entre un juriste au look hipster qui s’appelle Cicéron junior et un créa qui s’appelle Léonard junior et qui discutent de la protection des idées pendant des heures… ?

L’artiste : Ça va, j’ai saisi. Donc, si je comprends bien, c’est la mise en forme de l’idée qui va permettre sa protection. Et du coup, c’est la forme qui est protégée mais pas l’idée qui elle reste libre et peut être copiée par les autres ?

Le juriste : Exactement ! La forme est protégeable à condition bien sûr qu’elle soit originale comme nous avons déjà pu en discuter. Tu retrouveras quelques explications dans un article de Creatricks sur l’originalité. Mais l’idée, elle, est de « libre parcours ». Tu vas me dire que j’utilise encore des expressions bizarres mais celle-là a le mérite d’être belle, non ? Et on la comprend bien ?!

L’artiste : Oui c’est vrai, « de libre parcours »… c’est un peu vieillot mais ça parle quand même un peu… On voit les idées gambader librement dans le monde, chacun pouvant les attraper !

Le juriste : Tu sais, il y a une beauté en toutes choses, même dans le droit. Il paraît que même les geeks trouvent une certaine beauté aux lignes de code, pas toutes mais celles qui se rapprochent de la perfection formelle ! Selon le Yoda de la Silicon Valley, le fameux Dr. Knuth, les lignes de codes sont comme des poèmes d’Elizabeth Bishop méritant le prix Pulitzer ! Il a d’ailleurs écrit un ouvrage sur « The Art of Computer Programming » !

L’artiste : On se rassure comme on peut. Mais du coup, si on revient à ton principe d’absence de protection des idées, cela pose un problème pour l’art conceptuel ! Comment est-ce qu’on protège les œuvres dont l’originalité réside justement dans l’idée sous-jacente à l’œuvre ? Par exemple, les œuvres de Marcel Duchamp ou celles de Maurizio Cattelan avec sa banane ? Et même au-delà de ça, en architecture, c’est souvent le concept architectural qui fait l’originalité et, si on ne protège pas les idées, j’imagine qu’on ne protège pas plus les concepts artistiques ou architecturaux ?!

Le juriste : Cela fait beaucoup de questions et cela va prendre un certain temps pour te répondre. Commençons par le plus simple. Je te confirme que les concepts ne sont pas plus protégeables que les idées par la propriété intellectuelle. Les concepts, les méthodes et les idées ne sont pas protégeables, que ce soit par les brevets ou le droit d’auteur !

L’artiste : Sur ce point, je te suis, c’est relativement logique. Si on n’admet pas la protection des idées, je ne vois pas pourquoi on protégerait les concepts, qui sont des idées…

Le juriste : On essaye d’être logique en effet aux pays des juristes. C’est une question de justice d’ailleurs. Il faut appliquer les mêmes règles aux situations identiques. Je m’égare. N’ouvrons pas cette boîte de Pandore ou nous pourrions y passer la nuit.

L’artiste : Donc, si je te suis, on ne protège pas l’art conceptuel par le droit d’auteur ?! C’est ahurissant !

Le juriste : Attends, c’est plus compliqué que ça. En fait, on ne protège pas l’idée mais l’œuvre d’art conceptuel peut, bien sûr, être protégée dans sa mise en forme particulière.

Comme le Pont-Neuf emballé par Christo : la mise en forme – très originale – de l’emballage est protégeable par le droit d’auteur, mais pas l’idée d’emballer des monuments !

De même, l’œuvre Paradis de l’artiste Jakob Gautel a été jugée protégeable par le droit d’auteur. Jakob Gautel avait peint le mot « Paradis » en lettres d’or patinées sur un mur décrépi au-dessus de la porte usée et rouillée des toilettes de l’ancien dortoir de l’Hôpital psychiatrique de Ville Evrard, où Antonin Artaud et Camille Claudel ont été internés… La Cour de cassation, qui est un peu notre cour suprême pour les affaires de droit privé, a jugé qu’il s’agissait bien d’une œuvre incarnée dans une forme spécifique, et pas simplement une idée non protégeable. Je pense que ça vaut le coup que je te cite exactement ce que nos juges ont dit dans leur décision du 13 novembre 2008 :

« l'œuvre litigieuse ne consiste pas en une simple reproduction du terme « Paradis », mais en l'apposition de ce mot en lettres dorées avec effet de patine et dans un graphisme particulier, sur une porte vétuste, à la serrure en forme de croix, encastrée dans un mur décrépi dont la peinture s'écaille, que cette combinaison implique des choix esthétiques traduisant la personnalité de l'auteur ».

L’artiste : Cela pose quand même un problème. L’œuvre d’art conceptuel peut être protégée si elle s’incarne dans une forme…

Le juriste : … et si cette forme est originale…

L’artiste : Oui, j’ai compris, l’œuvre d’art conceptuel peut être protégée si elle s’incarne dans une forme originale, mais l’idée sous-jacente à l’œuvre n’est pas protégeable, et donc les autres peuvent la copier ?!

Le juriste : Les autres peuvent reprendre en effet l’idée, sauf à contrefaire l’œuvre première. Parce que si les caractéristiques originales de la première œuvre sont reprises, il y a contrefaçon.

Dans l’affaire Jakob Gautel, la reproduction de sa fameuse porte avec le terme « Paradis » au-dessus, au sein d’un triptyque, a été jugé contrefaisant. À l’inverse, dans l’affaire Orlinski, le Tribunal de Paris a considéré que certaines œuvres de Xavier Veilhan étaient protégeables, mais que les sculptures d’Orlinski ne constituaient pas des contrefaçons. Car, au-delà de la reprise d’une même idée, il n’y avait pas reprise des caractéristiques originales des œuvres de Veilhan.

Dans certains cas, les juges considèrent aussi que, même sans contrefaçon, la reprise de l’idée d’autrui peut être fautive en raison de circonstances particulières. On parle alors de concurrence déloyale ou de parasitisme. Va jeter un œil au petit panorama de jurisprudences de Creatricks. Tu y trouveras quelques exemples : l’affaire Klein / Galliano, l’affaire des bouquets de chocolat, celle de la cathédrale d’images, et bien d’autres !

L’artiste : Tu parles de subtilités casuistiques !

Le juriste : Je te l’accorde, c’est parfois subtil ! C’est pour cela que le mieux reste de conclure des accords de confidentialité pour ne pas se faire voler ses bonnes idées de manière abusive, avant même que tu puisses les exploiter.

L’artiste : Plus facile à dire qu’à faire. Tu me vois avec ma sacoche et mes petits accords de confidentialité, dire aux gens : « Et au fait, j’ai une bonne idée, mais je ne peux pas vous en parler parce que c’est confidentiel ! Mais, si vous signez ce petit document juridique, je vous en dirai davantage !! » Avec ça, je vais en avoir des clients ! Cela se voit que tu nages dans un monde de bisounours. C’est pas vraiment comme ça que ça se passe dans la vraie vie...

Le juriste : Je sais bien. Il y a le monde idéal des juristes, où il faudrait que tout soit écrit, tracé dans des contrats. Et il y a la vraie vie, sans contrat, ce qui n’est peut-être pas plus mal dans beaucoup de situations...

Maintenant, sauf si tu détiens le secret du Graal, ce que tu peux faire c’est déjà te mettre d’accord oralement avec ton partenaire sur le fait que ton projet est confidentiel et valider que tu vas lui communiquer des éléments de manière confidentielle. Généralement, les gens l’acceptent sur le principe – et s’ils ne l’acceptent pas, il ne vaut mieux pas faire d’affaires avec eux. Ensuite, et surtout, tu confirmes par la suite par email le rendez-vous et l’accord sur la confidentialité. Ce n’est pas un accord en bonne et due forme, mais au moins s’ils te volent ton idée, cela te fera un élément pour dire qu’ils se sont comportés de manière déloyale.

L’artiste : Oui, ça, ça peut se faire. Eh bien voilà, tu vois que tu peux prodiguer des conseils pratiques !

Le juriste : Ah ah, très drôle ! Mais n’oublie pas que le plus sécurisé est de conclure un véritable accord de confidentialité. Cela n’a pas besoin d’être très long et tu peux adopter un format d’accord en mode « legal design » pour le rendre plus attractif aussi. Je te recommande en tout cas de conclure un accord écrit dès que c’est possible en pratique et dès que tes idées et projets ont de la valeur. Et n’oublie pas aussi que chaque situation est unique, chaque cas comporte des spécificités qui entraînent une application du droit individualisée. Les informations communiquées sur la plateforme Creatricks sont d’ordre général et ne remplacent pas un conseil personnalisé. En cas de doute, n’hésite pas à te rapprocher d’un avocat !

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